Chapitre 16

 

 

Juste au moment de partir, je reçus une lettre de l’Américain. Je l’emportai pour la lire dans l’avion.

J’attendis que le Boeing 747 décolle, pour ne plus pouvoir m’enfuir, et j’ouvris l’enveloppe :

 

Chère Amélie,

 

Vous venez me voir. C’est un cadeau extraordinaire. Je ne pense pas que vous fassiez ça pour tous vos correspondants, à plus forte raison ceux qui habitent si loin. Qu’est-ce que je raconte ? Je sais que je suis le seul pour qui vous acceptez un tel déplacement. J’en suis très ému.

En même temps, je me demande ce que j’ai pu vous écrire pour vous décider. Sans m’en rendre compte, j’ai peut-être manœuvré pour vous apitoyer et je n’en suis pas très fier. Enfin, c’est fait, c’est fait. Je suis content.

Comme je vous l’ai dit au téléphone, je viendrai vous chercher à l’aéroport Ronald-Reagan. Sachez que pour moi, ce sera extraordinaire. Je n’ai plus quitté Baltimore depuis près de dix ans. Et quand je dis quitter Baltimore, je devrais préciser quitter ma rue. Et même ça, c’est insuffisant. Mon dernier raid en dehors de l’entrepôt à pneus date de l’élection du président Obama, le 4 novembre 2008 : c’était pour aller voter. Heureusement, c’était au bout de la rue. Il n’empêche que ça m’a tué, je suis rentré en nage comme si c’était la canicule. Le pire n’est pas l’effort de marcher, c’est le regard des autres qui fait suer. Oui, l’épidémie d’obésité en Amérique n’a pas encore dissuadé les autres de nous regarder. À quand un président de 150 kilos ?

Bref, aller vous attendre à Washington sera une expédition. Ne croyez surtout pas que je m’en plaigne, ce serait le comble, quand vous, vous traversez un océan pour me voir. C’est pour vous dire que j’ai conscience de l’importance de l’événement. Rien au monde ne pourra m’empêcher d’être là, le 11 mars à 14 h 30, à l’aéroport. Vous avez vu ma photo, vous me reconnaîtrez.

Vous n’avez pas précisé combien de temps vous resteriez. J’espère que ce sera longtemps. Si vous voulez loger chez moi, j’ai demandé à ma mère de préparer mon ancienne chambre.

Je vous attends.

Sincèrement,

Melvin Mapple,

le 5/03/2010

 

Il me sembla que cette lettre était très bien. J’appréciai le « sans m’en rendre compte, j’ai peut-être manœuvré pour vous apitoyer… », qui me changeait des innombrables « j’espère que vous ne pensez pas que je cherche à vous apitoyer », écrits par des correspondants au terme de missives-fleuves dans lesquelles ils me racontaient comment leurs parents les battaient et les torturaient quand ils étaient petits.

Comme d’habitude, je m’étais arrangée pour avoir une place côté fenêtre. En avion, j’ai toujours le nez collé au hublot : le moindre nuage m’intéresse. Mais cette fois, je ne parvenais pas à m’abîmer dans la contemplation du paysage céleste. Mon cerveau avait un caillou dans la chaussure.

Au milieu de l’Atlantique, cette pierre mentale trouva sa formulation : « Amélie Nothomb, peux-tu me dire ce que tu es en train de faire ? » Je répondis hypocritement : « Voyons, je suis une adulte responsable qui a décidé de rendre visite à un ami américain. – Mais non ! La vérité, c’est que tu n’as pas changé depuis l’âge de 8 ans : tu te crois investie de pouvoirs mystérieux, tu t’imagines que tu vas toucher Melvin et qu’il sera guéri de son obésité ! » Je me bouchai les oreilles. « Tu as raison, ça n’a pas atteint le stade de la formulation, chez toi la parole est rationnelle, c’est ce qui est en dessous qui ne l’est pas, tu crois que tu vas sauver Mapple, même si tu ne sais pas comment tu vas procéder. Sinon, dis-moi pourquoi tu vas jusqu’aux États-Unis pour voir un simple correspondant ! – Parce que j’éprouve de l’amitié pour cet homme qui, lui au moins, ne recourt pas à la prétérition. – Tu traverses l’Atlantique pour une absence de prétérition ? C’est à mourir de rire ! – Non. C’est rarissime, l’absence de prétérition. Je suis un être capable d’aller très loin au nom de ses convictions sémantiques. Le langage est pour moi le plus haut degré de réalité. – Le plus haut degré de réalité, c’est de retrouver dans un entrepôt à pneus de Baltimore un obèse mythomane. Compagnie et destination de rêve. Tout ça pour une absence de prétérition. Si un jour tu tombes sur un correspondant de Mongolie-Extérieure qui, seul de son espèce, ne fait pas d’erreur de concordance des temps au subjonctif, ou à une conception intéressante de l’intransitivation, tu iras lui rendre visite à Oulan-Bator ? – Où veux-tu en venir avec cette argumentation bouffonne ? – Et toi, où veux-tu en venir avec ce voyage ? Pourquoi t’imagines-tu que ta présence miraculeuse va aider ce pauvre fou ? S’il veut s’en sortir, ce qui n’est pas sûr, ce n’est pas toi qui peux l’extraire de sa situation. Si tu te contentais de perdre ton temps, ce ne serait pas grave. Mais as-tu pensé au malaise que tu vas éprouver avec lui ? Vous aviez de quoi vous écrire, soit ; qu’aurez-vous à vous dire ? Tu vas affronter des heures de silence avec cet obèse, à l’aéroport, puis pendant un long trajet en train, puis dans un taxi, enfin chez lui. Ça va être l’enfer. Vu l’absence de conversation, tu ne pourras éviter de regarder sa graisse, il s’en rendra compte, vous souffrirez l’un et l’autre. Pourquoi t’infliges-tu ça et pourquoi lui infliges-tu ça ? – Les choses ne vont peut-être pas se passer de cette manière. – En effet, elles risquent d’être pires encore. Tu vas rencontrer un programmateur qui, depuis dix ans, n’a adressé la parole qu’au livreur de pizzas. Quand vous serez à Baltimore, il se sentira tellement mal qu’il va s’installer devant son ordinateur pour ne plus avoir affaire à toi. Ce type est un malade et toi, tu es encore plus malade puisque tu vas chez lui. Tu t’es mise dans un pétrin pas croyable. Débrouille-toi, maintenant, pauvre folle. »

La voix impitoyable se tut, me laissant avec ce constat implacable de mon erreur. Oui, ce voyage était une idée calamiteuse, j’en étais à présent pleinement consciente. Qu’allais-je faire ? Il n’y avait plus moyen de reculer. Comment empêcher cet avion d’arriver à destination ? Comment ne pas quitter l’aéroport par la porte où m’attendrait Melvin Mapple ? Impossible !

L’hôtesse nous distribua alors les papiers vert pâle que reçoit toute personne qui s’apprête à effleurer le sol américain, fût-ce pour trois heures. Ceux qui les voient pour la première fois ne manquent jamais de s’émerveiller du questionnaire auquel il faut répondre : « Avez-vous appartenu ou appartenez-vous à un groupe terroriste ? » ; « Possédez-vous des armes chimiques ou nucléaires ? » et autres interrogations surprenantes, avec des cases oui-non à cocher. Tous ceux qui les découvrent éclatent de rire et disent à leurs compagnons de voyage : « Que se passerait-il si je cochais le oui ? » Il y a toujours quelqu’un pour les en dissuader fermement : « On ne plaisante pas avec la sécurité des États-Unis. » Ce qui fait qu’au final, même les plus allumés résistent à la tentation.

Je connaissais par cœur ces papiers verts et je m’apprêtais à les remplir comme d’habitude quand me vint l’idée suivante : « Amélie, le seul moyen pour toi d’éviter de rencontrer Melvin Mapple, c’est de cocher les mauvaises cases. Tu seras déférée à la justice américaine. Qu’est-ce que tu préfères ? Le train Washington-Baltimore avec l’obèse mythomane ou les très gros ennuis avec la police des U.S.A. ? »

Jamais de ma vie je ne m’étais posé pareil ultimatum. Je regardai par le hublot le ciel halluciné qui connaissait déjà mon choix. Ma décision était prise, c’était au-delà de la réflexion. Habitée par l’extase, je commis l’action démente. À la question : « Appartenez-vous à un groupe terroriste ? », je cochai le oui. Impression chavirante. À la question : « Possédez-vous des armes chimiques ou nucléaires ? », je cochai le oui. Abasourdissement profond. Et ainsi de suite. En état second, l’esprit écarquillé, je cochai des oui plus suicidaires les uns que les autres. Je signai un acte d’autoaccusation qui me transformait en ennemi public no 1 de la planète et le glissai dans mon passeport.

À ce stade, ce n’était pas irréversible. Je pouvais encore appeler l’hôtesse et demander un autre formulaire vert, comme ceux qui avaient raturé. Il m’eût suffi alors de déchirer la déposition insane, qui n’aurait eu aucune conséquence.

Mais je savais que je n’en ferais rien. Je savais que je donnerais à la douane les papiers fous. Ce qui se passerait après, je ne le savais pas exactement, si ce n’est que j’allais avoir des problèmes vertigineux. Les autorités m’enverraient à Guantánamo. Il paraît qu’ils ont démantelé cette géhenne, mais les Américains sont efficaces : nul doute qu’ils ont construit quelque équivalent ailleurs. J’allais rester en prison jusqu’à la fin de mes jours.

Tout ça pour éviter de rencontrer Melvin Mapple ? Sornettes ! Amélie, tu accomplis ton destin, ce que tu as toujours voulu. Un châtiment pour tes fautes nombreuses ? Il y a de cela. Mais cela ne te suffirait pas.

Depuis que tu as commencé à écrire, quelle est ta quête ? Que convoites-tu avec une si remarquable ardeur depuis si longtemps ? Pour toi, écrire, qu’est-ce que c’est ?

Tu le sais : si tu écris chaque jour de ta vie comme une possédée, c’est parce que tu as besoin d’une issue de secours. Être écrivain, pour toi, cela signifie chercher désespérément la porte de sortie. Une péripétie que tu dois à ton inconscience t’a amenée à la trouver. Reste dans cet avion, attends l’arrivée. Tu remettras les documents à la douane. Et ta vie impossible sera finie. Tu seras libérée de ton principal problème qui est toi-même.